Colette Garraud.
Extrait du catalogue Les Environnementales, 2002. Edité par TECOMAH, Jouy-en-Josas.
La grotte, sous des aspects il est vrai très divers, aura traversé l’histoire des jardins du maniérisme au jardin anglais, en passant par le jardin classique. Par contre, la cabane est sans doute l’une des fabriques les plus représentatives du style anglais. La mémoire de Rousseau, pour ne citer que cet exemple, était célébrée à Ermenonville non seulement par son tombeau dans l’île et par de nombreuses épigraphies, mais encore par une Cabane de Jean-Jacques d’où l’on pouvait jouir d’une belle vue sur le lac. Assez étrangement, c’est auprès des artistes contemporains, avec le mouvement de sortie des ateliers, et l’exploration de nouveaux rapports entre art et nature qui s’en est suivi, que le motif, que l’on aurait pu croire désuet, a retrouvé une fortune inattendue. Gilles A. Tiberghien a pu récemment montrer l’importance aujourd’hui de ce nouvel objet, produit d’une combinatoire entre l’architecture et le paysage, où resurgissent parfois le thème vitruvien de l’habitat primitif, et les hypothèses d’un sir James Hall, sur l’origine sylvestre de l’art gothique. Ce dernier, constructeur, à la fin du XVIIIème siècle d’une cathédrale végétale, suscita également chez Dominique Bailly un intérêt nourri par de longues promenades dans la forêt bretonne aux abords de son ancien atelier de Quénécan. Ce qui distingue toutefois la cabane de Dominique Bailly de celles de Chris Drury, François Méchain, Ian Hamilton Finlay, et bien d’autres, c’est qu’elle n’a pas été construite, mais trouvée par l’artiste.
Dominique Bailly travaille d’abord avec les caractéristiques du lieu où elle opère, et qu’elle s’attache à dévoiler, au moins dans un premier temps. Parfois, c’est sur un détail que vient s’ancrer son intervention : ainsi, dans le parc du Crestet, une protubérance noueuse sur le tronc d’un chêne est reprise en écho prolongé par des sphères de bois et de calcaire, comme si la nature engendrait la sculpture dans un art subtil du passage, de la transition. Le plus souvent, c’est un élément de la topographie plus essentiel, un tumulus naturel dans le parc de Tickon, qu’elle cerne de cailloux tel un vestige celtique, le lit asséché d’une rivière qu’elle redessine et remplit de branchages ondulant comme un flot, à Borgo, où encore le mouvement des collines du parc de la Courneuve auquel répond la courbure d’une triple « barrière » de rondins. Ce qui a retenu l’artiste, à Jouy en Josas, c’est la simple combinaison de trois éléments : la présence de l’eau, l’arbre, qui tient depuis toujours une place essentielle dans son œuvre ( en l’occurrence, un magnifique platane), et ce cabanon dénué de toute prétention esthétique dont la fonction était strictement utilitaire.
Celle-ci consiste à ouvrir largement deux des parois du cabanon afin de le traverser par une « rivière » rectiligne de chlorophytum au feuillage panaché - choisi en raison de sa résistance à la différence d’intensité lumineuse -, qui court entre les deux berges, sur cinquante-cinq mètres, depuis un chêne rouge jusqu’au platane. Le visiteur est invité à marcher le long du Courant vert, y compris à l’intérieur du cabanon dont le sol est recouvert de sable jaune. C’est en somme une « sculpture promenade », notion que l’artiste a conçue dans la familiarité des alignements mégalithiques. C’est aussi un jardin, ouvert, mais bien distinct du reste du parc, qui n’est pas sans rapport avec le jardin intérieur que Dominique Bailly a conçu pour le siège de la société Nestlé France à Noisiel, autour d’une rivière de schistes gris verts en écaille de poisson, bordée de plantations d’helxine et initialement de bambous. On y trouve déjà le thème de la traversée, de la continuité visuelle entre les espaces intérieur et extérieur, par le prolongement de la rivière sèche au-delà de la paroi de verre jusqu’à la berge de la (vraie) rivière.
« La cabane, écrit encore Gilles A. Tiberghien est toute extériorité, elle s’ouvre à la nature et celle-ci la traverse de part en part ». Le cabanon métamorphosé par Dominique Bailly semble au premier abord prendre une telle remarque au pied de la lettre. Pour autant qu’il s’agisse encore ici de nature. Car il est assez frappant qu’en ce lieu assez faussement naturel - les étangs sont une création du XIXème siècle -, l’artiste ait fermement choisi de renouer avec les principes de composition honnis par les « jardinistes » des lumières, le tracé rectiligne, la perspective linéaire, et la symétrie, marquée ici par les deux bancs disposés en miroir.
On notera encore que l’alternance qui vient rythmer la pièce – dehors, dedans, dehors – est celle-la même qui scande l’œuvre toute entière, accomplie tantôt en intérieur comme la sculptures « classique », tantôt in situ dans un paysage. Tandis que le mouvement de traversée de la cabane pourrait évoquer le passage par l’atelier, comme par un lieu de transit, des objets de nature destinés, après avoir été travaillés, à regagner les espaces extérieurs.
Souvent l’artiste s’est attachée aux effets de la violence des éléments, celle de la tempête lorsqu’elle relevait les empreintes des branches arrachées, celle de la foudre dont elle a exposé la brûlure au cœur d’un séquoia, et celle des forces telluriques lorsqu’elle a placé des bombes volcaniques dans certaines de ses installations. Mais dans cette composition, elle a sans doute voulu au contraire, comme les peintres autrefois représentaient, en pendants, L’orage et Le temps calme, offrir au promeneur un lieu à la fois rustique et raffiné propice au recueillement et à la contemplation paisible.
Colette Garraud.
Extrait du catalogue Oeuvres d'arbres, 2001. Edité par Materia Prima, Musée des Beaux-Arts de Pau.
Les larmes de la forêt.
L’empreinte, soit « quelque chose qui nous dit aussi bien le contact ( le pied qui s’enfonce dans le sable) que la perte (l’absence du pied dans son empreinte) », note Georges Didi-Huberman, rappelant ce qui fonde « l’empreinte comme deuil ».
Devant le spectacle de la forêt bretonne de Quénécan, où se trouvait alors son atelier, ravagée par la tempête de 1987, Dominique Bailly dit simplement comment elle a ressenti à son tour avec force l’archaïque correspondance entre l’arbre abattu ou démembré et la figure humaine.
Les vieux hêtres montrent un renflement à l’attache entre le tronc et les grosses branches. C’est là souvent qu’était la déchirure, demeurée vive lorsque la branche pendante, mais pas encore tombée au sol, échappait de ce fait au pourrissement rapide. C’est là que l’artiste a relevé une série d’empreintes au goudron maritime de l’intérieur de l’arbre - « de son intimité » dit-elle, brutalement exposée. Face obscure qui se donne aujourd’hui à voir sur ces grands voiles de Véronique.
Ensuite par le nettoyage et le ponçage, elle a effacé, sur les formes dénudées, lissées - et parfois redressées en une symbolique régénérescence - la trace de la mutilation, révélant la pâleur, les moirure, le parcours des « veines d’énergie », et l’histoire lisible des saisons dans les orbes de croissance. Il est une douceur dissimulée sous l’écorce et dans l’épaisseur nocturne des troncs, comme en attente du geste qui viendra l’exhumer.
L’atelier de Dominique Bailly est une sorte de sas. Ce qu’elle collecte au-dehors sera ouvragé au-dedans. Ce qu’elle conçoit dans l’abri de ses granges est assez monumental pour affronter l’espace ouvert. Le travail in situ, et la sculpture en intérieur, dans le respect d’une certaine tradition de la ronde-bosse, sont en continuelle résonance.
Ainsi, la plénitude de sphères de taille décroissante, à la géométrie pure, répercute sous les futaie la protubérance noueuses d’un tronc. Ou encore, les formes travaillées pour imiter le rocher, disséminées dans un chaos naturel, s’insinuent clandestinement dans le paysage, jouant d’une porosité entre les règnes, invitant aussi à déceler l’écart dans le semblable, la différence au cœur de l’identité.
Dominique Bailly travaille essentiellement le bois. Lorsqu’elle le décline avec d’autres matériaux, alternant les sphères de chêne et de calcaire dans une même pâleur dorée, ou les masses oblongues et polies avec des bombes volcaniques, larmes de la terre. La confrontation de l’une de ces bombes aux cinq quartiers d’un séquoia foudroyé, dont l’intérieur rouge porte encore des traces de brûlure, célèbre les forces telluriques et célestes dans l’immobilité intense d’une violence arrêtée.
Plus exceptionnel est le recours au métal et au verre. Les éléments suspendus qui composent les Larmes de la forêt s’agencent, selon les lieux qu’ils occupent, en « partition », en « arborescence » autour d’un pilier, ou en nébuleuse dont la légèreté dansante contraste avec les masses pleines posées au sol. Les premières lames, découpes ondulantes au gré des courbures du bois, sont des chutes de travaux antérieurs, grandes échardes conservées quelques années avant que leur forme intrigante n’en induise d’autres, à la fois proches et différentes, fluides, arquées, gonflées comme des gouttes étirées au bord de la chute, ou pointues, et dont la dynamique est parfois étrangement animale. Le câble fin d’acier qui les maintient suspendues, équipé d’un émerillon, leur confère une mobilité prolongée à la moindre impulsion.
L’attention que porte Dominique Bailly à la qualité lisse ou rugueuse, mate, ou brillante, absorbante ou réfléchissante des surfaces, est extrême. Par là, sa sculpture ne joue pas seulement des effets de masses et d’occupation de l’espace, elle est aussi subtilement « rétinienne ». Les larmes/lames de verre soufflé réalisées pour l’artiste à partir d’un modèle de polystyrène viennent en petit nombre éclairer l’ensemble, tandis que la feuille de plomb, qu’elle découpe et modèle en la plaquant sur les pièces de bois, joue un peu le rôle d’une basse continue. Entre les deux, le poli particulier que recherche Dominique Bailly doit être juste suffisant pour effacer toute trace des instruments et exalter la qualité de la matière et sa couleur, ici la blancheur et la luminosité du bouleau.
« La texture même du matériau doit commander le thème et la forme, qui doivent tous deux sortir de la matière et non lui être imposés de l’extérieur » dit Brancusi. La sculpture de Dominique Bailly pousse à l’extrême cette règle, en faisant de la matière élue le thème central de l’œuvre. Il n’y a pas là retour de l’art sur lui-même, mais, tout au contraire, ancrage dans le réel, présence affirmée de l’artiste sur le chantier de la « nature naturante ». Brancusi, toujours : « si l’art doit s’allier à la nature pour en exprimer les principes, il doit aussi suivre l’exemple de son activité ».
Philippe Piguet.
Extrait du catalogue Centre d'art contemporain de Cajarc, avril 2000.
…Si le rapport d'altérité demeure le critère fondamental qui caractérise, par delà les époques et les styles, le fait de sculpture, force est de reconnaître que l'instruction de son autonomie au cours du siècle précédent s'est notamment opérée par l'abandon du socle. Sinon son rejet définitif, du moins sa remise en question, comme Rodin, Rodcenko et Brancusi, puis Calder et Carl André, ont pu tour à tour en poser chacun la problématique. Au regard d'une histoire de la sculpture moderne et
contemporaine, c'est ce critère-là qui est ici, d'abord et avant tout, mis en exergue. Les œuvres de Dominique Bailly et de Claire-Jeanne Jézéquel procèdent en effet d'une démarche fondée su un rapport direct à l'espace de leur présentation. Si les modalités de leur traitement et de leur fonctionnement diffèrent de l'une à l'autre du tout au tout, il y va cependant d'un même soin scénographique dans une qualité d'approche phénoménologique qui invite le spectateur à une appréhension tant intelligible que sensible de l'espace. L'expérience - voire l'épreuve - à laquelle elles le convoquent l'oblige à vivre le fait de sculpture dans sa plénitude physique et mentale, chez Dominique Bailly en quête d'une forme originelle, chez Claire-Jeanne Jézéquel dans un rapport existentiel au corps.
"Séquoia foudroyé et bombe volcanique", "Sphère", "Croissance", "Partition suspendue"..., quelque chose de nucléaire est à l'œuvre dans le travail de Dominique Bailly qui vise à extraire de l'arbre une forme essentielle. L'utilisation quasiment exclusive qu'elle fait du bois souligne la force de relation qu'elle entretient à la nature, une relation qui s'exprime tant dans toute une série d'interventions in situ que dans une production d'œuvres pleinement autonomes.
Ces dernières qui procèdent d'une pratique de la taille directe sont exécutées selon les techniques les plus traditionnelles mais avec des outils contemporains : l'artiste use en effet de la tronçonneuse pour dégrossir la bille de bois puis de la meule pour affiner la forme recherchée. Dominique Bailly se met au travail sans préalable particulier, à l'écoute qu'elle est du matériau requis et intéressée à établir avec lui les termes d'un véritable dialogue. Qu'elle se saisisse d'une monumentale bille de bois de séquoia ou qu'elle ne retienne qu'une simple tranche du fût d'un chêne, elle s'applique chaque fois "à réunir la rigueur formelle d'une géométrie à l'étrangeté des figures cachées à l'intérieur de l'arbre".
Aussi, au fur et à mesure du travail, tous ses soins visent à effacer ce qu'il en est des traces des machines utilisées afin de retrouver le dessin originel du bois. Telle attitude appartient à une façon d'envisager cette relation à la nature non pas tant dans un souci écologique de respect du matériau que dans le but d'instruire les termes d'un passage entre nature et culture, entre nature et mémoire. Pour ce que du moins le geste de l'artiste quête après une résonnance, un je ne sais quoi d'indicible qui est toujours contenu dans l'arbre et qui renvoie à l'idée d'un temps enfoui comme à celle d'une forme primordiale.
"L'arbre ressasse le passé de l'arbre" dit Edmond Jabès. Cette citation qui vient en sous-titre de "Croissance" sert à l'artiste pour bien situer son champ d'investigation : le ressassement.
De fait, l'art de Dominique Bailly se développe sur le mode de la série dans la réalisation de pièces plastiquement équivalentes - ainsi des sphères et des lames ici présentées - dont elle organise la réunion ou qu'elle constitue en ensemble. Les unes sont simplement posées au sol, soit isolées, soit dans des jeux précis d'alignement; les autres sont suspendues en plus ou moins grand nombre, tantôt par groupes autour d'un axe, tantôt ici et là en toute liberté. Dans tous les cas, l'artiste dispose ses pièces de sorte à structurer l'espace et y suggérer un parcours tout en laissant au regardeur toute latitude et toute initiative de déambulation. Entre suspens et aplomb, unité et multiple, compacité et fragilité, l'art de Dominique Bailly joue de toutes les oppositions comme pour mieux souligner l'idée d'une pensée qui s'origine dans un écart entre deux extrêmes.
Noyaux, cosses et gangues, œuvres creuses ou en boule, closes ou traversées, ses sculptures qui procèdent de la révélation d'un monde de formes organiques affirment par ailleurs la pérennité d'un genre, celui de la ronde bosse…
Françoise Clédat.
Dominique Bailly, Histoires de Séquoia, 1999.
Exposition galerie municipale de Vitry sur Seine.
Le séquoia du château d'Ambazac
Séquoia foudroyé et bombe volcanique, 1992.
Une histoire de bois. De branches d’abord. Puis quand se déchaine la tempete, en 1987, de troncs. Déracinés, blessés, rompus. Dominique Bailly les récupère au niveau des nœuds et des blessures et, faisant siennes la science et les techniques des bicherons et gardes forestiers, elle met au point une procédure de nettoyage visant à découvrir « l’être intérieur » de l’arbre et qu’elle identifiera désormais avec l’acte de sculpter.
Printemps 1992. Une nouvelle fois les forces naturelles entrent en jeu : la foudre tombe sur un séquoia planté au XVIIIe siècle dans un parc du Limousin. Lorsque le propriétaire le propose à l‘artiste, un parc du Limousin. Lorsque le propriétaire le propose à l’artiste, il gît scié à la base, tête coupée ; les dimensions formidables du tronc comparés à celles des essences européennes et la magnificence du bois font envisager un travail très formel à partir de trois blocs cylindriques d’un mètre de diamètre. Mais au tronçonnage l’arbre, foudroyé longitudinalement, se sépare en quartiers. Accident dont l’artiste se saisit. Soumis à la procédure précédemment décrite, cinq de ces quartiers exhibent bientôt à l’atelier le contraste d’une face déchirée (avec stigmate de brûlure pour l’un d’entre eux) et de deux faces –latérale et supérieure- dont le polissage impeccable exalte l’étrangeté d’une couleur aux nuances chaudes et la lisibilité « des figures cachées à l’intérieur de chaque bloc de bois ».
Evocation du rondin originel, l’installation de ces blocs selon une ligne semi-circulaire ouvre sur un manque, celui peut-être du cœur de l’arbre évidé par le feu du ciel et dont le vide, intense, attend d’être matérialisé plus que comblé. C’est alors qu’intervient le feu de la terre avec la visite d’un volcan dont le cratère a produit ce magnifique ready-made naturel :la bombe volcanique parfaitement sphérique qui, confrontée au quartiers de séquoias, décline jusqu’en leur résonnance les plus archaïques le mimétisme de l’arbre rouge et de cette scorie de la fonte primordiale.
Le séquoia du l’abbaye
Sphère, Cône tronqué, Sans titre (empilements), 1994/95.
C’est par la sphère et le cône que Dominique Bailly traite le deuxième séquioa entré dans son histoire. L’imposition par le biais de la géométrie d’un espace mental, idéel, sur l’espace naturel à contribué depuis Cézanne à définir la modernité d’un art qui évacuant toute invention mimétique a voulu affirmer son autonomie. Mais ici elle nous semble bien plutôt questionné la persistance d’une relation de réciprocité entre les œuvres et la nature telle que la décline l’art d‘aujourd’hui. Si la forme géométrique nous fascine ce n’est plus tant d’y reconnaître une réduction ou une abstraction mais une origine, l’origine de toute forme. Ainsi de la sphère primordiale lorsque l’artiste la rencontre dans la nature, la transporte dans l’atelier ou la réplique, faisant d’elle par ce geste mimétique, l’origine de la sculpture. A ce geste, récurrent dans l’œuvre de l’artiste, le bois du séquoia – par l’extrême lisibilité de ces cercles de croissance qui, des pôles jusqu’à l’ample bombé équatoriale, de l’âge de la naissance à l’âge de la mort, enlace sa surface doucement satinée, moirée d’un sang profond-, confère une sensualité matricielle d’autant plus émouvante qu’elle s’incarne dans la géométrie la plus claire.
Ainsi du cône : imposé par le formaliste à l’affût dans chaque sculpteur ou forme trouvée dans la nature ? Une photographie de la bille initiale donne la réponse : conique et la forme naturelle du fût de séquoia, tronquée ici, et pour cause ! Subtilement perturbée aussi : oblique parfaite d’un côté, bisée de l’autre. Géométrique ou organique ? Et cet appendice incongrument suggestif ? Nez de Pinocchio, ou.. ? Le figuratif à l’affût ? A moins que..
Les références sodains e bousculent, tassent, table-tambour, tabouret, socle, respect du matériau en tant que bloc, ronde bosse et taille directe : Brancusi. Autant d’éléments librement variés et revisités au-delà de toute restriction moderniste à partir de la colonne sans fin des grands séquoias.
De l’atelier au paysage
Le parcours de Dominique Bailly met en évidence une double articulation assumée et méditée entre l’expérience de la nature et la réalisation de sculptures en atelier d’une part, entre le travail en atelier et les interventions directes dans la nature d’autre part, résolvant par là-même l’apparente contradiction fondatrice des pratiques postmodernistes entre sculpture-objet et sculpture élargie au paysage.
Le travail en atelier a donné une méthode heuristique, le nettoyage, dont la procédure va s’étendre de tel ou tel matériau prélevé à l’ensemble d’un site. S’exerçant sur un sol ou un paysage, l’intervention, qui tient du jardinage et du travail de fouilles, va révéler les composants élémentaires et énergétiques de ce qui représente, dans sa concrète matérialité, la matrice narrative où l’œuvre d’atelier puise en retour ses significations symboliques et formelles.
Le séquoia d’Eymoutiers
Cinq sphères, Nuées, Croissance, Dépendance, 1997/98.
La singulière relation d’intelligence que Dominique Bailly entretient avec la vitalité de l’arbre rouge lui gagne dans son entourage des témoins privilégiés et complices. Aussi ne manque-t-on pas de l’alerter quand l’opportunité se présente d’ajouter un nouvel épisode à l’histoire : en l’occurrence, de gigantesques tronçons de séquoia qui, débités dans le parc d’une belle maison avaient ensuite été transportés par camion-grue et jetés dans cette décharge d’où l’artiste, remuant ciel et terre, réussit à les faire sortir avant que les immondices ne les recouvrent.
Comme remontées de cet arrière fond de pourriture et d’enfouissement cinq sphères très pures émergent dont l’extrême densité volumétrique semble évaporée par l’extrême légèreté de la surface, la délicate tactilité de son contact avec l’air et avec la lumière que sa carnation rosée, marbrée d’un blanc très doux d’aubier, n’interrompt pas mais retient, vibrante, à la frange imperceptible de ses contours. Aussi, bien que manifestement posées, ancrées par leur ombre portée, ces sphères n’en continuent-elles pas moins de flotter, bulles amniotiques, globes célestes ou oculaires, ludions d’enfance se jouant de la notion de monumentalité que leur masse intègre cependant quand, sur une pelouse ou dans un jardin, elles se confrontent sans faillir à quelque ensemble architectural ou à la grande statuaire.
Au façonnage de leurs nœuds se sont envolées ces ailes rassemblées en Nuée sur le plan du mur où leurs ocelles nos regardent ; nous rappelant que chez les arbres comme chez tout être vivant il existe « une tendance à produire des dessins colorés et cette tendance donne notamment, aux deux extrémités de l’évolution, les ailes des papillons et les tableaux des peintres » (Roger Caillois, Méduse et Cie, 1960), leur nuage vient troubler subtilement cette transaction entre le modèle et sa réplique.
« L’arbre ressasse le passé de l’arbre » lit-on en sous-titre de la pièce nommée Croissance. Sur la face interne de sa plus haute corne celle-ci porte, tel un palimpseste que nettoyage et polissage auraient révélé, le dessin de la formidable surrection de chair et de sève qui d’année en année a dressé l’arbre vers sa cime. Des orbes s’élèvent, parallèles et progressives, ponctuées ça et là du gemme d’une branche non développée, au-dessus de l’ove initial à qui elles font comme une mandorle, une sorte de gloire secrète rendue à l’énergie qui a poussé l’arbre dans sa longue croissance et continue de pousser sa forme œuvrée.
Œuvrée, comme ouverte et œuvée, comme un œuf qui serait ouvert, comme une coque qu’éviderait la mémoire en creux de son cœur fœtal, où le corps, genoux au menton, voudrait discrètement imprimer son souvenir à l’arbre.
Aucun ordre géométrique ne vient régler la forme organique dont la ronde bosse enferme ou délivre l’espace selon une partition non prévisible des masses et des plans, des vides et des pleins. Il suffit d’un déplacement et l’aperçu varie, la coquille devient rocher, rêve tellurique incarné dans l’allégorie de sa matière et ce sont alors ces vers de François Cheng, venus De l’arbre et du rocher, qu’en une troublante coïncidence l’on entend :
« L’arbre parle :
En nous se déchire
L’écorce terrestre ».
Ces profondes rentrées du vide dans la caverne de la matière modèlent de manière naturelle le volume du tronc de séquoia d’Eymoutiers. Selon que les blocs seront érigés ou couchés elles gouverneront les axes verticaux, obliquent ou horizontaux de la sculpture. Dépendance serait alors une résultante de la poursuite par l’artiste de ce processus naturel d’engagement du vide dans un bloc horizontal. Mais tant il est vrai que l’art selon la formule de Kraprow « se joue quelque part entre l’attention que l’on accorde au processus physique et l’attention à l’interprétation », elle peut également être vue comme une variation horizontale du thème de la coquille ou du bivalve traité verticalement dans Croissance.
Elle propose surtout à notre interprétation, non sans humour, une chaine d’inépuisables déclinaisons sur ce thème entre tous emblématique de l’œuvre de Dominique Bailly : celui de la gémellité, du double, de la mimésis, de l’ambiguïté des rapports de dépendance qui lient à travers le temps les créations de la nature et l’art humain et qu’explorent au présent quatre Histoires de Séquoia. |